"Les évaporés du Japon" de Léna Mauger et Stéphane Remael
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"Les évaporés du Japon - Enquête sur le phénomène des disparitions volontaires" est un livre de Léna Mauger et Stéphane Remael. Il traite du sujet des disparitions volontaires d'adultes au Japon. En France les vraies disparitions volontaires sont rares alors que les fugues sont assez courantes mais celles-ci sont le fait d'adolescents et ne durent en général que quelques jours ou mois. Au japon, des personnes décident un jour de tout quitter et de rompre définitivement avec leur ancienne vie. Cette évaporation peut durer des décennies, un témoin de ce livre s'est enfui de chez lui il y a même plus de cinquante ans...
Si vous pensez que laisser ses problèmes derrière soi par la fuite est cool, que vous pourrez vous inventer une nouvelle vie, ce livre sera pour vous une douche froide. Aucun des évaporés interrogés n'a pu réussir sa nouvelle vie, la quasi-totalité a sombré dans l'extrême pauvreté, exclus du reste de la société (un des pires châtiments pour un japonais), ils ne revoient plus leur famille, leurs amis... bref, oubliez les films hollywoodiens à la tonalité glamour, on est ici dans l'enfer et la déchéance.
Outre les photos et témoignages des évaporés (très rarement des familles), ce livre est passionnant en expliquant comment un engrenage fatal se met en place. En général tout part d'une catastrophe à laquelle ces personnes ne peuvent faire face: licenciement, divorce, examen universitaire raté, insolvabilité sur un emprunt aux yakuzas... S'ensuit alors une phase très violente de honte. Ce sentiment est bien plus fort au Japon qu'en Occident car les personnes, victimes pour la plupart, décident de disparaître plutôt que d'infliger cette honte à leur famille et subir le regard accusateur des voisins.
En France le sentiment prédominant dans ce genre de situation serait la colère, l'abattement, l'envie de se suicider mais pas la honte. Honte de quoi d'ailleurs? d'avoir failli? de ne pas avoir été à la hauteur? de ne plus pouvoir occuper sa place dans la société? Cette différence fondamentale entre japonais et les autres peuples explique cette ampleur du phénomène des évaporés; ajoutez à cela que la notion d'honneur, encore très présente au Japon, et vous comprendrez que ce cocktail prédispose certains à la fuite.
Les japonais qui s'évaporent se suicident rarement, sauf de façon symbolique: ils abandonnent leur ancienne vie (famille, amis, vêtements, voiture, carte bancaire pour ne pas être retrouvés...). Ils vont ensuite se terrer dans les no man's land japonais, des quartiers style bidonvilles où même les taxis rechignent à aller. Pour vivre, pas d'autre choix que d'accepter les travaux sales, mal payés, dangereux, souvent proposés par des yakuzas. Ce sont ces évaporés qui constituaient la majorité des nettoyeurs de la centrale de Fukushima. Et peu importe le taux élevé de radioactivité et de dangerosité de ce travail, ils ne sont plus en position de faire les délicats. Payés en liquide car n'ayant pas de compte bancaire, ils sont corvéables à merci, se taisent et ne se révoltent plus.
Certains essayent, des années plus tard, de renouer avec leur famille. En général ces retrouvailles se passent mal, ils sont froidement accueillis à cause de la peine provoquée par leur fuite mais aussi parce qu'ils ont perturbé l'ordre social et que cela est très mal vu dans ce pays.
En conclusion, je vous conseille vivement ce livre, dont la qualité première consiste dans les témoignages longs et détaillés d'évaporés, difficiles à convaincre mais qui souhaitaient raconter leur histoire.
Auteurs: Léna Mauger (journaliste) et Stéphane Remael (photographe)
Date de sortie: 2014
Nombre de pages: 260
Taille: 14*19cm
Editeur: Les Arènes
Prix: 20€90
Couverture et quatrième de couverture.
Quelques photos double page, montrant le degré de clochardisation de certains évaporés.
Ces japonais se concentrent dans des quartiers à la marge des métropoles, inconnus des touristes, comme Sanya, en banlieue de Tôkyô.
Les burakumins, les intouchables du Japon, représentent en pourcentage une partie importante des évaporés. Leur vie au quotidien reste difficile, la société leur reproche une activité taboue, qui les a salis, même si elle fut exercée par un lointain ancêtre. A cause de cette ségrégation, ils rencontrent les pires difficultés pour se marier, emprunter à la banque... certains décident alors de fuir cette société et de rejoindre celle des laissés pour compte.
Même si en occident il existe aussi un phénomène de fugues, celui-ci n'est en rien comparable au Japon où les décisions reposent énormément sur la notion d'honneur et de honte.