Les Cahiers de la Bande Dessinée N°72 (Novembre-Décembre 1986) "Au commencement était Tezuka"
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Dans "Les cahiers de la Bande Dessinée" numéro 72 de Novembre-Décembre 1986, Masahiro KANOH a publié la suite de son dossier commencé dans le N°71 consacré au marché de la bande dessinée au Japon. Dans ce numéro il va parler du père fondateur du manga, Osamu Tezuka puis de deux étoiles montantes, Katsuhiro Otomo et Hayao Miyazaki.
Osamu Tezuka, père de la BD japonaise moderne, dont l'œuvre a fait l'objet d'une réédition intégrale en 300 volumes, achevée en 1984
Extrait de La Nouvelle Ile au trésor
Tetsuwan Atom, plus connu sous le nom d'Astroboy
A gauche sur la photo: Kastuhiro Otomo, l'auteur de Akira
Extrait de Akira
Hayao Miyazaki; à gauche, couverture d'un magazine d'information sur le dessin animé
Le super-robot Macross; à droite, publicité pour le film de Miyazaki Laputa
"BD japonaise par Masahiro KANOH
AU COMMENCEMENT ETAIT TEZUKA
En bande dessinée comme dans les autres domaines culturels, le Japon d'aujourd'hui ne perpétue pas les traditions d'avant-guerre. Dans sa forme actuelle, la BD japonaise est née après 1945, dans la période troublée de la défaite. Son origine remonte très précisément à la parution de la première longue histoire de Osamu Tezuka, La Nouvelle Ile au trésor (Shin takara Shima), dont l'impact fut prodigieux. Quand on interroge les grands maîtres de la BD actuelle, 95% disent avoir été influencés et profondément marqués par La Nouvelle Ile au trésor et par Les Mondes perdus, qui fut publié aussitôt après.
Avant Tezuka, la BD japonaise offrait peu de différences avec le style des Tintin. Tezuka doit être considéré comme l'initiateur d'un nouveau style, que l'on peut qualifier de «cinématographique». Partant du découpage traditionnel (succession de plans moyens cadrant les personnages au centre de l'image), Tezuka y introduisit du mouvement - comme chez Walt Disney pour qui il professait la plus grande admiration - en usant de plans éloignés, de gros plans, de contrechamps, de plongées, etc. Cette technique privilégiant l'impact visuel a parfois été reprise et systématisée au détriment du récit. On peut en effet reprocher à maintes BD japonaises d'abuser d'images hypertrophiées qui, occupant une page entière, demeurent très pauvres en information.
Tezuka est également le premier à avoir érigé ses héros en véritables idoles comparables aux stars hollywoodiennes, et à leur faire tenir des rôles différents dans plusieurs histoires consécutives. Là encore, ce système a été perverti par certains «suiveurs» qui se contentent désormais de répéter à l'infini le visage, cadré en gros plan, du héros ou de l'héroïne.
Dans la carrière d'Osamu Tezuka, la période la plus féconde s'étend de la fin des années 40 jusqu'au milieu des années 60, ce qui correspond à l'époque où les bandes dessinées paraissaient exclusivement en volumes et dans les magazines mensuels. L'apparition des revues hebdomadaires à grand tirage (cf. LES CAHIERS n°71) va favoriser l'éclosion d'une nouvelle génération d'auteurs. Tezuka n'en est pas moins resté jusqu'à ce jour l'un des dessinateurs favoris du public.
Parmi ses concurrents les plus «sérieux», on citera notamment Takao Saito et Yoshihiro Tatsumi, que l'on associe généralement parce que tous deux qualifient leur production de «Gekiga» (théâtre en images). Quoiqu'ils cherchent à se démarquer du style «hollywoodisneyen» de Tezuka, ils en ont manifestement subi l'influence, comme d'ailleurs tous leurs confrères. C'est surtout au niveau des thèmes, qui privilégient les anti-héros et les récits «hard boiled» très manichéens où le Bien et le Mal s'affrontent avec violence, que les partisans du Gekiga ont fait ressortir leur originalité et gagné à la bande dessinée de nouvelles catégories de lecteurs, notamment parmi les jeunes fréquentant le lycée ou l'université. Aujourd'hui, les dessinateurs de BD sont à 99% des disciples de Tezuka, que ce soit en ligne directe ou par le truchement du mouvement Gekiga.
Le premier dessinateur japonais à s'être imposé sans rien devoir à Tezuka est Katsuhiro Otomo (cf. LES CAHIERS n°64, p. 52). Lorsqu'il fit ses débuts en 1973 avec l'adaptation d'une nouvelle de Prosper Mérimée, personne encore ne s'avisa qu'il allait révolutionner le monde de la BD nipponne. Seul un petit noyau de lecteurs passionnés furent attentifs aux histoires courtes qu'Otomo fit paraître au cours des années suivantes. C'est la publication en feuilleton de la série Akira, en 1982 dans le bimensuel des Ed. Kodansha YOUNG MAGAZINE, qui lui valut son premier grand succès. Tout le monde s'accorde désormais à trouver qu'Otomo est génial, mais personne ne sait trop comment qualifier un talent si résolument original. Une chose est sûre: Katsuhiro Otomo a réinventé la bande dessinée à son propre usage. On pourrait presque dire qu'il a défini une nouvelle sémiologie visuelle sans aucun rapport, fût-ce de contradiction ou de dépassement, avec les conventions mises au point par Tezuka. Aussi ce «nouveau Dieu» de la BD japonaise est-il à son tour en train de faire école. Les artistes qui s'appliquent à l'imiter sont légion, et tous ne témoignent pas d'un grand respect pour leur idole.
De la planche à l'écran
En décidant de devenir «le Disney japonais» et en s'intéressant très tôt à la création de dessins animés, Osamu Tezuka n'a pas seulement imposé un style graphique, il a aussi favorisé le rapprochement de la bande dessinée avec le dessin animé, modelant les contours d'un marché qui continue aujourd'hui de reposer sur cette interdépendance. L'échange des talents est une réalité et s'effectue dans les deux sens: la majorité des dessins animés de télévision sont conçus à partir de bandes dessinées, mais la plupart des bons animateurs de télévision (qui sont nombreux à avoir débuté dans la société de production fondée par Tezuka) s'adonnent également à la BD.
En septembre dernier, 57 dessins animés furent diffusés sur 6 des 7 chaînes de télévision du district de Tokyo. Chiffre encore considérable mais qui révèle une diminution sensible par rapport aux mois correspondants des années précédentes. Quelques longs métrages d'animation sortent également chaque année dans les salles de cinéma, et les animations réalisées en vidéo sont au nombre de quelques dizaines. Mais le fait est que de nombreuses sociétés de production connaissent actuellement des difficultés, et que plusieurs, qui travaillent principalement en sous-traitance pour les marchés étrangers, ont déjà fait faillite.
Cependant, ce ne sont ni les producteurs de dessins animés ni les éditeurs de bandes dessinées qui détiennent les véritables clés du marché. Le pouvoir repose entre les mains des fabricants de jouets. Ce sont eux les «sponsors» qui décident de la mise en chantier d'un programme, dès l'instant où un personnage leur paraît susceptible d'être rentabilisé sur le marché du jouet. BD et dessins animés ne remplissent plus alors qu'une fonction publicitaire; on attend d'eux qu'ils renforcent l'impact commercial du personnage incarné en trois dimensions dans les magasins. Ce système est préjudiciable à la qualité des bandes dessinées. Aucun éditeur n'ose miser sur une œuvre originale, dès l'instant où il doute que celle-ci intéressera les fabricants de jouets. Sans sponsor, pas de dessin animé, aucun espoir d'atteindre des tirages élevés. Les économistes parlent de synergie. En fait, nous avons là un bel exemple de serpent qui se mord la queue.
Les temps ont bien changé depuis le milieu des années 60, quand la société de dessin animé fondée par Tezuka lançait Astro-boy, «classique» entre toutes les séries télévisées. Non seulement la technique d'animation s'est appauvrie (pour gagner du temps, on ne dessine plus que 8 images par seconde au lieu de 24), mais le marché s'est fragilisé. Ainsi, Goldorak a-t-il fait quelques millionnaires en France au début des années 80, mais il n'a pas rapporté un sou aux Japonais. D'une certaine façon, on peut dire que le développement effréné du merchandising est en train de tuer le dessin animé. Des Maîtres du temps à Gundam, de Macross à Transformer, on a chaque fois commencé par concevoir un super jouet (genre robot à transformations), et l'on a ensuite entamé la production industrielle, à très grande échelle, de séries télévisées sans aucune ambition autre que commerciale.
Une exception notable: Hayao Miyazaki, le nouveau «wonder boy» du cinéma d'animation. Certains lecteurs des CAHIERS auront peut-être vu son film Nausicà, qui fut projeté à Paris en 1985 à l'occasion du Festival international du Film fantastique. Miyazaki a réalisé depuis Laputa qui est encore plus fantastique. Steven Spielberg et Moebius (qui est venu travailler un mois à Tokyo en août 85) ont déjà témoigné de leur vif intérêt pour les œuvres de Miyazaki.
Si Tezuka est bien le père de ces deux formes jumelles que sont au Japon la bande dessinée et le dessin animé, il a donc trouvé - en dépit de la production massive que suscite l'ère télévisuelle - deux successeurs dignes de lui. L'avenir nous dira si les exemples éminents de Katsuhiro Otomo et Hayao Miyazaki suffiront à perpétuer une voie de création authentique.
M. K. (Traduit du japonais par Masuyuki et Fabienne MIZOGUCHI)"