Le livre des Nô - drames légendaires du vieux Japon (livre français de 1929)
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"Le livre des Nô - Drames légendaires du vieux Japon" de Steinilber-Oberlin et Kuni Matsuo a été publié en France en 1929, chez "L'édition d'art H. Piazza". C'est, à ma connaissance, le plus ancien livre consacré au Nô en français. Il renferme quinze pièces de Nô traduites pour 171 pages.
Le livre commence avec une longue introduction au Nô de 8 pages, avec le vocabulaire et le style du début du 20ème siècle, délicieusement suranné. N'étant pas un spécialiste de ce théâtre, je ne peux pas juger de la qualité de ce texte mais je note qu'un des auteurs est japonais, Kuni Matsuo, et comme il a beaucoup écrit sur le Japon, je présume qu'il connait son sujet.
"INTRODUCTION
Le Japon a le rare privilège de posséder, en propre, une forme de littérature théâtrale le Nô (mot chinois qui signifie art, d'où ici : représentation d'art).
Certains auteurs ont défini le Nô : un petit opéra. Retenons, pour le seul mérite de sa concision, cette définition approximative. Le lecteur la corrigera au fur & à mesure des explications qui vont suivre & qui préciseront comment cet opéra d'un acte se présente sous un aspect très particulièrement japonais. A se contenter d'une définition générale, il est exact de dire que le Nô est une œuvre scénique, d'expression noble & poétique, dont le sujet est généralement légendaire, historique ou religieux ou extrait de la littérature & dont le but est de charmer, d'émouvoir par le concours de la parole & du chant, des gestes, de la danse & de la musique. C'est une synthèse de tous les arts, exprimant un sujet souvent exquis en lui-même. Aussi les lettrés & les artistes japonais - & parmi eux les plus fins connaisseurs - apprécient-ils les Nô comme d'incomparables délices littéraires & esthétiques.
Un mot sur l'origine légendaire des Nô :
Une déesse apprit aux hommes, dit-on, la danse & la musique, & voici dans quelles circonstances, si l'on en croît le Kojiki, «Le Livre des choses anciennes» (712 de notre ère) : La Déesse du Soleil, irritée des méchancetés de son frère, décida, un jour, de se cacher dans la grotte rocheuse du ciel dont elle mura l'entrée. De ce fait, l'univers tout entier fut plongé dans de profondes ténèbres. Et chacun, on le pense bien, était fort inquiet. Huit cents myriades de dieux se rassemblèrent alors sur les bords de la Voie lactée, pour délibérer des mesures qu'il convenait de prendre, afin de faire cesser cette situation critique. Conformément à leur avis, on essaya bien des ruses pour forcer la Déesse à sortir de sa grotte, mais aucune ne réussit. C'est alors que la gracieuse Déesse Oudzoumé eut l'idée de danser devant la grotte fermée, cependant qu'elle s'accompagnait délicieusement sur une flûte de bambou & que les dieux battaient la mesure en cadence. Son chant & sa musique étaient si beaux que la Déesse du Soleil, charmée, s'avisa de pousser quelque peu le bloc de pierre qui la cachait &, curieuse & ravie, regarda. On n'eut plus de peine, dès lors, à la tirer de sa prison volontaire — & la Lumière reparut sur le monde!
Telle est l'origine légendaire des Nô. En voici maitenant une explication plus positive. D'abord le milieu le Japon est riche de légendes historiques & bouddhiques, riche d'une mythologie prodigieuse. C'est la «Terre des Dieux». Tous les héros de son histoire apparaissent comme des personnages légendaires. Haute civilisation féodale, le vieux Japon est héroïque & poétique. Par leur éducation raffinée, les femmes atteignirent à un degré de perfection & de délicatesse inconnu chez les autres peuples. Le Bouddhisme, philosophie d'une suprême élégance, a appris à tous l'impermanence des choses légères & passagères comme ces nuages vaporeux qui couronnent le Fouji. L'âme japonaise est à la fois stoïque & charmante. Tout Japonais cultivé aime la lune & les fleurs. Le type parfait du Japonais est ce samouraï qui, couvert de blessures après la bataille, & sentant sa fin proche, choisit, pour y mourir, l'ombre d'un prunier en fleurs, sous la lune. Le Japon est la patrie de prédilection des légendes nobles & gracieuses.
Plus directement, le Nô s'explique par la pratique & l'évolution des danses sacrées. La «Terre des Dieux» était aussi celle des danses sacrées (Kagoura), depuis un temps immémorial. Au VIIe siècle, on prit l'habitude d'organiser, chaque année, à l'époque des moissons, des spectacles accompagnés de musique appelés «Danses des rizières» (Denngakou), auxquels prenaient part des personnages religieux. Au XIIIe siècle, peut-être sous l'influence chinoise (de nombreux bonzes accomplissaient alors des voyages en Chine), le caractère théâtral de ces danses s'accentua & des légendes y furent incorporées Au XIVe siècle, l'évolution aboutit au Denngakou no Nô, ce qui signifie littéralement «Danse des rizières artistique». Le Nô était né. Des théâtres de Nô se fondèrent, notamment à Isé, principal lieu de culte de la Déesse du Soleil, puis à Omi, à Tamba, à Nara.
La grande époque des Nô fut la fin du XIVe & le XVe siècle : c'est à ce moment que le Nô, spectacle religieux, devint essentiellement aristocratique, & que les familles régnantes en favorisèrent les compositeurs & les acteurs. II fut de mode, parmi les souverains, d'avoir sa troupe spéciale d'acteurs. On dit que certains Shogouns n'hésitèrent pas à jouer eux-mêmes. Les plus célèbres compositeurs & acteurs furent, en tout cas, de famille noble, ce qui suffirait à prouver l'estime où l'on tenait ces spectacles d'élite. Favorisé à son début par le grand Shogoun Yoshimitsu (1358-1394), le Nô triompha, au XVe siècle, sous le règne des Ashikaya. Les deux plus célèbres compositeurs de Nô furent Kouan-Ami Kiyotsougou (1355-1406) et son fils Seami Motokiyo (1373-1455).
Après cette période de gloire, la production des Nô se ralentit, &, à partir du XVIe siècle, on ne peut plus citer aucun auteur de ces sortes d'œuvres littéraires & esthétiques. La famille régnante des Tokugawa (1603-1867) n'en continua pas moins à protéger les acteurs de Nô, & le spectacle de ces œuvres curieuses & délicieuses resta toujours en faveur auprès des Japonais cultivés qui aiment à retrouver en elles, avec le charme des choses disparues, la poésie si belle & si pure du vieux Japon.
Il existe un grand nombre de Nô. Deux cent trente-cinq ont été rassemblés dans le recueil japonais le plus complet, intitulé Yo-Kyokou Tsoughé, d'où nous avons extrait ceux que nous avons jugés les plus beaux ou qui sont les plus célèbres.
Bien qu'il n'y ait pas de règle absolue, la structure habituelle d'un Nô est la suivante : un pèlerin ou un voyageur arrive dans un endroit illustré par une légende ou un fait historique. C'est là un simple prétexte qui va permettre à une personne du pays, à un paysan par exemple, souvent aussi au dieu du lieu, de raconter au pèlerin ou au voyageur la légende locale dans tous ses détails. Les personnages ayant joué un rôle dans cette légende apparaissent aussi fréquemment sous la forme d'esprit ou de fantôme ou réincarnés dans la personne d'un habitant du pays. Le charme de la légende évoquée, la magie des mots, des danses & de la musique feront le plus souvent oublier & compenseront largement l'uniformité de structure.
Les personnages sont toujours en petit nombre de deux à cinq généralement. Comme dans le théâtre antique, il y a un protagoniste, personnage principal qu'on appelle en japonais le Shite (le faisant), & un deutéragoniste appelé le Waki (celui qui est à côté). Les autres acteurs paraissent le plus souvent ne jouer que des rôles complémentaires ou accessoires. Aussi ces derniers sont-ils appelés Tsure (accompagnant). Comme dans le théâtre antique encore, le chœur aide beaucoup à la compréhension de la pièce, soit qu'il décrive le paysage où l’action se passe, soit qu'il explique le sentiment des personnages ou rappelle un fait ancien, soit qu'il converse directement avec les acteurs. A cela d'ailleurs se borne son rôle il ne constitue jamais un groupe déterminé de figurants tels que vieillards, soldats, etc. Il n'est pas acteur & ne se tient pas sur la scène.
Le style des Nô est d'une grande richesse d'expressions.
Du point de vue littéraire, le Nô représente la quintessence de la poésie japonaise. Ce style apparaît surtout comme un défilé d'images brillantes, fugitives, calculées en fonction les unes des autres, de mots d'élite susceptibles de rendre les nuances souvent si légères & subtiles du sujet. On peut dire qu'il existe dans la rhétorique japonaise un art des mots évocateurs de visions que la sensibilité éduquée du spectateur prolonge & élargit. La pratique de ce que nous appelons un peu sèchement les associations d'idées est courante dans la poésie japonaise plus que dans toute autre poésie, & le vocabulaire comporte de nombreux termes auxquels les Japonais attribuent une affinité poétique traditionnelle.
La scène se compose d'une plate-forme de bois ouverte sur trois côtés, fermée au fond par une cloison de planches où, pour tout décor, se dresse traditionnellement l'image d'un pin. A gauche de la plate-forme, se tient le chœur, à droite, l'orchestre simple & naïf, comportant une flûte, deux tambourins & un tambour. Dans la salle, face aux trois côtés ouverts de la scène, sont disposés des bancs. C'est là que se rangent les spectateurs silencieux & rêvant dans la fumée des encens.
Les acteurs sont revêtus de costumes magnifiques. Le plus souvent, comme dans le théâtre antique, ils portent un masque, mais ce n’est pas là une règle absolue ni pour tous les Nô, ni pour tous les personnages d'un même Nô. Exception faite des masques ayant un caractère qui nous semble bizarre, tel le masque classique du Tengu (génie à long nez) ou d'aspect terrible, tels les masques de démons, beaucoup de ces masques sont de véritables œuvres d'art finement sculptées & d'un réalisme admirable.
La mimique des acteurs est sobre, très étudiée, mais c'est de la danse surtout que le spectateur attend l'expression parfaite du drame. Le plus souvent cette danse est lente. Elle se présente comme une sorte de promenade rythmique aux multiples détours, aux gestes très lents, mesurés. Elle prend pourtant parfois une allure rapide, bondissante, fantastique. Le Nô intitulé Benkei sur le Pont, qu'on lira plus loin, se danse de cette dernière manière.
La mise en scène est extrêmement simplifiée. On n'y fait figurer que les accessoires absolument indispensables. Veut-on représenter la cabane d'une religieuse perdue dans la montagne (La Rencontre à Oara), une barque qui glisse sur les eaux de la rivière (La Dame d'Egughi), un parterre de fleurs ou tout autre élément de décor — nous savons qu'il n'y a pas de décor, mais seulement, dans le fond de la scène, l'image d'un pin — on apporte sur l'estrade de planches ces différents objets, comme de grands jouets. Très souvent, ces éléments mobiles de décor n'ont point les dimensions qu'ont, dans la réalité, les choses qu'ils représentent, & ne sont pas à l'échelle des personnages, ils symbolisent la chose plutôt qu'ils ne la figurent. La sobriété de ces procédés contribue à donner à la représentation d'un Nô un cachet de simplicité pure & naïve il semble que l'artiste metteur en scène, comme l'auteur, veuille rappeler aux spectateurs qu'ils ne sont point devant un spectacle ordinaire, mais en présence d'une forme d'art spéciale & particulièrement épurée. Le Nô est un Mystère.
Assurément, pour bien comprendre un Nô, il faudrait voir, écouter, & non pas seulement lire.
Puisque nous ne pouvons ici produire que des textes, faisons appel, comme dit Seami Motokiyo, au «cœur» du lecteur, à sa sensibilité, à sa sympathie éclairée : il comprendra que les règles classiques de représentation des Nô donnent à l'ambiance où ils se jouent un charme spécial, une sérénité religieuse propice au rappel des légendes du passé qui reviennent, hésitantes & discrètes, comme des fées suaves & un peu oubliées, comme des fantômes, un instant, un instant seulement, et devant un auditoire choisi.
Notre but serait atteint si, dans ces textes, nous avions su garder, avec l'exactitude des dialogues, le rythme, la beauté de la légende, la grâce de cette philosophie bouddhique qui l'imprègne, & selon laquelle notre univers n'est qu'une illusion éphémère, un rêve volatilisé avant le soir, «un monde de rosée»...
ST. O & K. M."
La table des matières avec la liste des pièces de Nô traduites.
"TABLE
INTRODUCTION .........................................................................................V
LA DAME D'EGUGHI ....................................................................................1
LA RENCONTRE A OHARA ..........................................................................15
LE VlEUX-PlN ET LE PRUNIER-ROSE .............................................................29
LE MIROIR D'ILLUSION ..............................................................................38
LA ROBE DE PLUMES .................................................................................48
LE KINUTA, OU LE BILLOT A BATTRE LES VETEMENTS ...................................56
LA DEESSE DES CRYPTOMERIAS ................................................................67
KAGEKIYO L'IMPETUEUX ............................................................................79
LA PRINCESSE ROSE-TREMIERE .................................................................93
LE CHEVALIER MISERE .............................................................................105
BENKEI SUR LE PONT ...............................................................................124
LES OMBRES SUR LA RIVIERE ...................................................................133
TAKASAGO OU LES DEUX PINS QUI ONT VIEILLI ENSEMBLE .........................143
LA PIERRE DE LA MORT .............................................................................151
L'OREILLER MAGIQUE ................................................................................161"
La première page de la première pièce pour vous donner une idée du livre.
"LA DAME D'EGUGHI
Egughi était jadis un port important situé sur un affluent du Todo-Gawa, la rivière d'Osaka. Mais cette cité fut célèbre pour d'autres raisons : un ouvrage japonais - le Yujo-ki - nous apprend que les courtisanes y étaient nombreuses et que, montées sur leurs barques, «elles accostaient les bateaux et invitaient à l'oreiller et à la natte», leurs chants mélodieux «flottaient dans le vent sur les eaux», si bien que tous ceux qui passaient par cette cité d'amour y «oubliaient leur foyer».
Le prétexte du drame est une anecdote et une légende. La première se trouve dans un des ouvrages du moine Sagyo (1118-1190), célèbre pour avoir échangé une poésie avec une courtisane d'Egughi, dans les circonstances qu'on verra. La seconde rapporte comment un religieux de grand renom, le Shonin Shokou (910-1007), vit les fantômes de courtisanes trépassées qui reviennent, dit-on, au monde, par les nuits de clair de lune se changer en pures divinités.
PERSONNAGES
LE MOINE. — LE FANTOME DE LA DAME D'EGUGHI. — LES FANTOMES DES COURTISANES. —LE PECHEUR. — LE CHŒUR.
La scène est à Egughi, sur les bords de la rivière.
LE MOINE. — La lune m'est encore une fidèle amie, ma solitude n'est point complète! (Il"