Yasunari Kawabata et Hatsuyo Ito, son amour de jeunesse
KAWABATA, naissance d'un écrivain de Yuko Brunet.
Editeur : L'Asiathèque - Collège de France (1982).
Ce devait être en 1992, j'étais monté de ma province à Paris, pour faire la tournée des librairies japonaises dont j'avais trouvé les adresses dans Animeland et Mangazone. J'en avais profité aussi pour aller à la bibliothèque de Beaubourg, cherchant divers documents : des paroles de chansons de Joan BAEZ (et oui, Internet n'existait pas encore, du moins pas le Web), des livres sur le Japon etc etc. Et là, BINGO, je tombe sur un livre "KAWABATA, naissance d'un écrivain" de Yuko BRUNET. Passionné par le Japon, découvrant cet auteur nobélisé en 1968, je le feuillette. Et là, incroyable, il y a toute une partie consacrée à la jeune fille qu'il avait voulu épouser et qui avait disparu juste avant le mariage! Yuko BRUNET nous dit que, contrairement à ce qui était mentionné dans tous les livres sur le japon, KAWABATA a bien revu cette personne des années après cette tragédie.
Le jeune Yasunari KAWABATA et Hatsuyo ITO (photo de la Fondation Kawabata) - date inconnue, entre 1919 et 1921
Voici les scans des pages photocopiées à cette époque, il y a presque 30 ans... et le texte reconstitué.
Attention, dans ce livre la fille est appelée Michiko, mais en réalité elle s'appelait Hatsuyo.
L'évènement de 1921 et ses suites
C'est vers 1919 que le jeune Kawabata a dû rencontrer Michiko qui travaillait dans un café situé à côté du lycée supèrieur Ichikô à Hongô; il avait vingt-et-un ans et elle quatorze ans, si l'on compte à la japonaise.
La jeune fille, « fille du Cheval de feu et du sud », était une de ces serveuses, mais dans un café encore vieillot d'un quartier d'étudiants. Nous l'appelons Michiko(1), comme le fait Kawabata lui-même, ainsi que les critiques.
D'après le souvenir d'un ami, nommé Suzuki, « Kawabata suivait des camarades de classe, Miaki ou Ishihama pour entrer dans le café où Michiko servait, et c'était l'un ou l'autre de ces camarades qui bavardait avec elle ; Kawabata, silencieux, ne faisait que siroter du café, en faisant rouler ses gros yeux »
L'image de Michiko à l'époque a été décrite par Kawabata dans ses romans ; c'était
« ... une fille qui donnait l'impression de n'avoir aucun parfum de corps vivant ; elle était pâle comme une malade, avec une gaîté immergée au fond de sa personne. Elle semblait fixer constamment la solitude qu'elle gardait en elle. » (Feu, p. 131.)
Mais, « ... elle bavardait sur n'importe quoi comme un gamin qui brandit une baguette de feu d'artifice. » (Ibid., p. 143.)
« Elle était aussi insolente, et terriblement têtue. » (Ibid., p. 129.)
« Et c'était une file séduisante avant tout quand elle était heureuse. » (Le feu du sud, p. 21.)
Mais bientot le café ferme ses portes et Michiko quitte la capitale pour aller habiter chez ses parents adoptifs dans un temple de Gifu. Son ami Miaki entraina Kawabata de temps en temps jusqu'à Gifu pour aller la voir. Pourtant, c'est Kawabata qui décida d'épouser Michiko. D'apres les souvenirs de son ami Suzuki :
1 Son nom véritable est, d'après Kawashima Itaru, Hatsuyo. Mais il s'agit pour nous, ici, du récit de Kawabata et de son « héroïne » qui est Michiko.
« Lorsque Kawabata nous a calmement déclaré qu'il épouserait Michiko, nous avons été surpris de cette décision imprévue. Nous ne soupçonnions pas que Kawabata avait gardé un intérêt de cette sorte pour Michiko »
Puis, c'est la catastrophe : une lettre incompréhensible de Michiko lui annonce la rupture des fiancailles, sous le prétexte d'une manifestation de « l'Extraordinaire ». Voici cette lettre :
« J'ai maintenant quelque chose à vous annoncer. Je me suis engagée très fermement : mais pour moi, il y a un certain « Extraordinaire », et je ne peux absolument pas vous le dire. Vous voici intrigué. Vous me demanderez de vous expliquer cet « Extraordinaire ». Mais je serais beaucoup plus heureuse de mourir que de vous avouer cet « Extraordinaire ».
Notes
1. Chiyo : Michiko.
2. La réalité des faits racontés dans le roman est confirmée par Kawabata dans son journal du 10 juin (Taisho 11).
Après avoir noté les dettes en cours, il parle d'une somme de plus de 200 Yens que lui aurai donnée Kikuchi Kan, et plus loin : « Au moment de « l'Extraordinaire », j'ai pris aussitôt le train du soir et je n'ai pas eu le temps d'emprunter de l'argent. Le lendemain, à l'hôtel qui était en face de la gare de Gifu, j'ai recu un mandat télégraphique d'Asakura (le Shibata de « l'Extraordinaire »).
« Envoie 50 Yens. Si insuffisant demande à Kan. » Bien sur, Kan c'est Kikuchi Kan. D'ailleurs, la somme de 50 Yens du mandat, Asakura l'avait déjà demandée à Kikuchi. Dans son autobiographie littéraire (1934) aussi, Kawabata a noté : « L'histoire de cet amour s'est terminée avec un seul combattant, comme si le partenaire était un éclair lointain, mais à cette occasion, j'ai commencé à compter sur la bonté de Kukuchi Kan jusqu'à m'imprégner d'une très mauvaise habitude : j'ai continué à lui demander de l'argent par routine ; durant les cinq ou six années suivantes, c'est comme si j'avais été nourri par Kikuchi Kan.
Permettez-moi de vous demander de penser qu'un être comme moi n'a jamais existé. Lorsque vous lirez cette lettre, je ne serai plus à Gifu. Imaginez que je vis quelque part dans un pays... Je n'oublierai jamais notre amour, de toute ma vie... Je vous quitte. C'est ma dernière lettre. Même si vous m'envoyez une lettre, je ne serai plus là. Adieu. Toute ma vie, je souhaite votre bonheur. Ou vivrai-je ? Je vous quitte. Adieu. »
Nous ignorons toujours, comme Kawabata, ce qu'était cet « Extraordinaire » et quelle était la peine de Michiko. Tout ce que nous savons, d'après Le feu du sud et Grêle, c'est que la situation ne changea guère. Retour désespéré du héros à Tôkyô. Echange de lettres incompréhensibles.
Un Jour de printemps, le jeune homme malheureux entend parler d'une apparition soudaine de Michiko dans un café de Hone ; il court pour la voir. Elle le repousse. Quelques jours plus tard, exaspérée, elle fuit le café pour rejoindre un très jeune étudiant. Dans le café, plusieurs hommes se battent à cause d'elle après son départ, en viennent presque au couteau. Tristesse infinie du jeune héros... C'est la-dessus que Grêle se termine.
Kawabata passe ses années de désespoir à Izu, dans un hôtel de la source thermale à Yugashima, de 1921 a 1926. Malheureux, il n'a cessé de se poser cette seule question : « Pourquoi Michiko m'a-t-elle quitté ? » 11 n'a finalement jamais su ce qu'était cet « Extraordinaire ».
Cette Michiko perdue à jamais, apparaîtra dans plusieurs de ses romans : son aspect physique et les traits de son caractère seront ceux de la femme idéale pour Kawabata.
Michiko a donc quitté son jeune fiancé à l'automne de 1921. Souvenirs de Yugashima, écrit l'année suivante, propose déjà une image de Michiko dans le visage de la Danseuse d'Izu, que l'écrivain avait rencontrée quatre ans auparavant. Cette fusion a été relevée par certains critiques, malgré les dénégations de l'auteur en 1968
Le changement de tonalité saute aux yeux. L'apaisement est arrivé, d'après nous, grâce à un évènement quasi inespéré mais
attendu au fond depuis toujours — Kawabata a revu Michiko à l'automne de 1931. Dès janvier de l'année suivante, Lettres à mes parents commence à paraitre dans des revues. Dans ce récit d'une tonalité douloureuse, Kawabata revient à son monde intérieur : sa naissance, ses parents, son grand-père, sa jeunesse...
La visite de Michiko chez l'écrivain est aussi racontée dans ce récit :
Quand j'avais vingt-trois ans, ayant l'intention de me marier avec une jeune fille de seize ans, je suis parti avec des amis, dans un pays du nord, juste avant l'hiver, pour demander l'autorisation de ses parents ... ( p. 351.)
Pendant plusieurs années j'ai continué à penser à elle au point que je n'ai pas envie de récrire tout cela ici ; en réalité, c'est avant-hier, juste dix ans après, que cette fille est venue me voir. Puis elle est repartie en me laissant la silhouette d'un dos, très triste. J'ai écrit les mots « silhouette de dos » plusieurs fois dans cette lettre, mais je pense qu'on regarde rarement quelqu'un de dos, avec assez de sentiment pour que cette image soit gravée profondément dans le coeur. L'image de cette jeune fille était une de ces rares occasions ... ( p.357.)
... Si la jeune fille d'autrefois a pu me rendre visite au bout de dix ans, c'est parce que je suis écrivain. Sa vie pénible s'est encore aggravée à la pensée d'être sans doute malheureuse à cause de la promesse de mariage faite à un jeune écrivain, dix ans auparavant. De plus, elle ne s'en est pas rendu compte. Au contraire, lire les romans que j'ai écrits sur elle et penser à moi lui est une consolation dans son malheur et une fuite hors de sa vie malheureuse, me semble-t-il. ... Elle devait penser à cette visite depuis quelques années, peut-être sept ou huit ans, au point qu'il lui était difficile de se décider. « Jamais tu n'aurais pensé que je viendrais : tu me trouves vraiment sans gêne », a-t-elle répété plusieurs fois... ( p.358.)
Elle répétait : « J'aurai trente ans dans trois ans ». Je ne l'ai pas vue depuis ses dix-sept ans. Elle, à qui je pensais, a toujours
été une jeune fille de dix-sept ans, mais il n'est pas étonnant qu'elle, qui vient me rendre visite dix ans après, ait vingt-sept ans. Son père, que j'ai vu dans un petit village d'un pays du nord, est venu chez elle à Tôkyô l'année dernière, mais elle dit qu'il est très diminué et qu'il ne vivra pas longtemps...
Dès qu'elle a eu sa première fille, à dix-huit ans, elle a soigné son mari malade pendant quatre ans, puis l'a perdu. Le fils qu'elle a eu avec son second mari est mort l'année dernière, et elle élève une petite fille d'un an avec un mari au chômage, étant elle-même d'une santé fragile ... » (P 364.)
Comme elle ne connaissait pas très bien le chemin du retour, j'aurais dû la reconduire jusqu'à l'arrêt du tramway, ou la faire monter dans un taxi, mais je ne l'ai pas fait, par une gêne ridicule vis-à-vis de ma femme.
Je l'ai conduite seulement jusqu'au portail ; c'est elle qui a ouvert le portail et c'est elle qui l'a fermé. I1 n'y a eu de sa part aucun geste de coquetterie, bien entendu, et je n'ai même pas eu le temps d'apercevoir sa silhouette de dos, mais soudain, comme la porte se fermait, des pensées montèrent dans mon cceur : il me semblait avoir envoyé cette fille dans un pays lointain et l'avoir perdue jusqu'à la fin des temps. Comme il s'est passé dix ans avant qu'elle vienne me voir, j'ai le sentiment qu'il faudra encore dix ans avant que je la voie à nouveau. » (Lettres a mes parents, p. 360.)
Kawabata a donc revu cette Michiko qu'il n'avait jamais oubliée. La date de cette rencontre peut être fixée à l'automne 1931: Narcisse, qu'il a publié dans le numéro d'octobre de Shin-chô, a dû être écrit au plus tard avant la fin de l'été, et Feuilles mortes, paru dans le numéro de décembre de Kaizô, semble avoir été terminé au plus tard en octobre (d'après l'usage qui consiste à dater les revues du mois qui suit leur publication) ; par conséquent, nous suggérons que cette rencontre a eu lieu quelques mois avant la publication de Lettres à mes parents, paru en Janvier 1932. Le ton mélancolique de Feuilles mortes laisse supposer que ce texte a été écrit après cette rencontre.
L'écrivain semble avoir trouvé dans cet évènement imprévu une lumière pour sortir de l'impasse d'un « avant-gardisme trop excessif : c'est un fait. Une deuxième conséquence plus importante, selon nous, apparaît peu à peu : c'est la désillusion ; l'image de Michiko qu'il avait entretenue pendant dix ans, est inévitablement brisée par la réalité. Devant l'évidence, l'écrivain voit disparaître l'image de son amour bâtie sur ses fantasmes.
En effet, au moment des retrouvailles, Kawabata "a eu le sentiment qu'il faudrait encore dix ans avant qu'[il] ne la voie à nouveau » (Lettres à mes parents). On ignore si cette rencontre eut lieu nous supposons plutôt que l'écrivain n'a plus revu cette femme.
L'EXTRAORDINAIRE révélé
Le mariage était prévu en 1921, KAWABATA et Michiko se revirent en 1931, elle mourut en 1951, lui en 1972, ce livre fut écrit en 1982 et il fallut attendre 2014, soit 93 ans après, pour que le mystère sur cet évènement EXTRAORDINAIRE soit enfin percé.
Voici le texte du blog "Japan Real Time" du "The Wall Street Journal" du 14 Juillet 2014 où on apprend que c'est suite à un viol par un moine, dans le temple où elle habitait, que Hatsuyo décida de rompre ses engagements.
L'URL : https://blogs.wsj.com/japanrealtime/2014/07/14/mystery-of-novelist-kawabatas-tragic-first-love-is-solved/
Les parties importantes de l'article en anglais et leur traduction Google :
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Now Kawabata’s son-in-law, Kaori Kawabata, says in the monthly magazine Bungei Shunju that he believes he has solved the mystery by piecing together evidence in newly discovered letters as well as an unpublished entry in the novelist’s diary.
Le beau-fils de Kawabata, Kaori Kawabata, a déclaré dans le magazine mensuel Bungei Shunju qu'il pensait avoir résolu le mystère en rassemblant des preuves dans des lettres récemment découvertes ainsi qu'une entrée inédite dans le journal du romancier.
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The newly found letters date from the time of the broken engagement—September to November 1921—and were discovered in Kawabata’s former residence in Kamakura.
Les lettres nouvellement trouvées datent de l’engagement rompu - de septembre à novembre 1921 - et ont été découvertes dans l’ancienne résidence de Kawabata à Kamakura.
...
But what was the “emergency?” Kaori Kawabata, the novelist’s son-in-law, says the new letters help explain an unpublished entry in Yasunari Kawabata’s diary, dated Nov. 20, 1923. The novelist wrote that in Saihoji, the temple where Hatsuyo was living, she “was violated by a monk.” With the loss of her virginity, she must have felt unable to marry someone of Kawabata’s family status, surmises Kaori Kawabata.
Mais quelle était «l'urgence»? Kaori Kawabata, gendre du romancier, dit que les nouvelles lettres aident à expliquer une entrée non publiée dans le journal de Yasunari Kawabata, daté du 20 novembre 1923. Le romancier a écrit qu'à Saihoji, le temple où vivait Hatsuyo, elle «a été violée par un moine. " Avec la perte de sa virginité, elle devait se sentir incapable d'épouser une personne de la famille de Kawabata, présume Kaori Kawabata.
“This is the most reasonable explanation for her sudden refusal of Kawabata’s offer,” said Sonohiro Mizuhara of the Kawabata Foundation in an interview with Japan Real Time.
"C'est l'explication la plus raisonnable de son refus soudain de l'offre de Kawabata", a déclaré Sonohiro Mizuhara de la Fondation Kawabata dans une interview avec Japan Real Time.
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L'article au format jpg
Pour aller plus loin
Il parait que c'est dans le cimetière de Kamakura que reposent KAWABATA et ITO; pas dans la même tombe quand même.
Pour trouver le cimetière : https://www.google.fr/maps/search/kamakura+cemetery/@35.328116,139.581943,3648m/data=!3m1!1e3?hl=fr
Pour trouver la tombe de Kawabata, aller sur ce site, attendre qu'il soit traduit en anglais par Google et faire une recherche sur KAWABATA : http://translate.google.co.jp/translate?hl=ja&sl=ja&tl=en&u=http%3A%2F%2Fkajipon.sakura.ne.jp%2Fhaka%2Fh-n-sakka.htm